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Citron sur canapé
5 septembre 2012

La déferlante

Commencer tous mes billets par « Il y a eu ». N’ajouter que peu de verbes, en conjuguer encore moins, des phrases tronquées. Offrir mes souvenirs, les laisser vivre et m’en débarrasser, soulagée, sans les enrober de mots.

Laisser tomber Harry Potter, ce simplet à lunettes, et relire tout Sagan, pleurer et frémir avec elle de ses passions. L’Antigone d’Anouilh, mes 15 ans, la couverture orange, le livre qui dit non et les citations que je connais presque par cœur « La vie n'est pas ce que tu crois. C'est une eau que les jeunes gens laissent couler sans le savoir, entre leurs doigts ouverts. Ferme tes mains, ferme tes mains, vite. Retiens-la. Tu verras, cela deviendra une petite chose dure et simple qu'on grignote, assis au soleil. Ils te diront tout le contraire parce qu'ils ont besoin de ta force et de ton élan. Ne les écoute pas. Ne m'écoute pas quand je ferai mon prochain discours devant le tombeau d'Etéocle. Ce ne sera pas vrai. Rien n'est vrai que ce qu'on ne dit pas… Tu l'apprendras, toi aussi, trop tard, la vie c'est un livre qu'on aime, c'est un enfant qui joue à vos pieds, un outil qu'on tient bien dans sa main, un banc pour se reposer le soir devant sa maison. Tu vas me mépriser encore, mais de découvrir cela, tu verras, c'est la consolation dérisoire de vieillir ; la vie, ce n'est peut-être tout de même que le bonheur ». Le monologue de Sarah Kane et juste un mot, celui qui dit tout : Crave. Et Le Funiculaire, cet inconnu, que j’ai joué, les larmes aux yeux, au théâtre des Bernardins, me renvoyant en pleine face mes Doliprane et son père, les galères, la brigade des mineurs. Du vent dans mes mollets et pourquoi pas Une vague d’amour sur un lac d’amitié, mes 10 ans, Kipling, des déceptions amicales partagées, la grande roue et « Est-ce que tu m’aimeuuuuuh » nez à nez avec ma mère, mes mains sur ses oreilles. Je tentais de désamorcer. Ca fonctionnait à chaque fois. Replonger dans du Ernaux et sa plume délibérée, ses chagrins d’enfant, dans lesquels parfois je retrouve un peu des miens. Et rire de Guille. « Es increible lo que puede tened adentro un lapiz ». D’un Argentin à un Chilien, Neruda « Tan cerca que tu mano sobre mi pecho es mia / Tan cerca que se cierran tus ojos con mi sueno ». Paul Eluard, je veux comprendre ton remords.

Paris, on l’a mis en portrait. Peut-être au-dessus du canapé, ou sur le mur, là à droite, près de la porte-fenêtre qui donne sur la courette. Paris nous manquait. Paris, on l’a parcouru, on y a vécu, on l’a aimé, on s’y est aimé. Paris, on y a même fabriqué un bébé. L’odeur du métro, les Tuileries main dans la main, les théâtres, le Franprix, la rue Pigalle et l’Opéra. De petits bouts de Paris au fond de nos cœurs, silencieux.

On s’est regardés, assis sur le canapé marron, l’air désemparé, tout petits. On a eu froid et on s’est senti triste. Le vent soufflait trop fort pour s’écouter penser. L’eau glacée, les chambres nues et les cartons entassés. Mon ventre tire et mon dos déglingué. Et puis on a rajouté des morceaux de nous. Là un cadre photo, ici l’ancien bureau, dans la cuisine la vaisselle. Mon lit d’avant mais de nouveaux draps, bleu pâle. Et la chambre toute blanche, le lampadaire qui éclairait sous la mezzanine. Et le vent a fini de tordre les platanes. On a pu manger dehors. Ca a commencé par un dîner aux chandelles, enfin, aux bougies. Et puis vous savez, les habitudes, hein, elles s’installent rapidement. J’ai cueilli avec fierté et le sourire aux lèvres les figues du jardin. J’ai vu un minou minus me faire du gringue pour un bout de gras et un bol de lait et tiens, je vais essayer de l’apprivoiser. « Ha non alors », « Oh, tu lui as fait peur », « Bon, juste sur le balcon alors » et finir par l’entendre s’adresser à lui. On a acheté des coussins verts et prune. Les casseroles d’eau pour se doucher.

Et puis pleurer seule dans la salle de bain, blessée mais honteuse de l’être.

Ce matin, l’aile de mon si joli bracelet s’est cassée, j’ai craint un mauvais présage.

Et puis soudain je l’ai vu, lui, lui, lui. Une image volée, prise sur le vif, juste à temps. Sa bouche rebondie, sa moue délicieuse, il tétait son pouce. La rencontre furtive. Les larmes immédiates. La photo, l’unique, que l’on va user à force d’admirer, c’est sûr. « Il est trop beau, il est magnifique, je ne m’attendais pas à ce qu’il soit aussi… » Parfait. Là, les mots perdent tout sens, même pour qui croit en eux. Il est des sentiments impossibles à raconter. L’amour, le nouveau, le tout puissant, l’éternel, prend la suite. Et c’est la déferlante. 

 

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Commentaires
L
Oh oui, la Déferlante. L'inépuisable et la mouvante, celle qui te cueille, immanquablement, à chaque fois.<br /> <br /> "Ma" deuxième déferlante s'appelle Luz. Elle a 13 ans. Je n'arrivais pas à me taire sur ce billet-là. Forcément.
Q
Oh l'Antigone de tes 15 ans est celle de mes 16 ans (je crois), moi aussi cet extrait là, cet extrait là justement, je le connais encore par coeur. Sacré Créon !<br /> <br /> Et quel bonheur votre merveille... profite profite de ces doux instants...
M
Ah, Antigone... j'ai un petit carnet noirci de phrases du même livre à la couverture orange, celui que j'ai le plus lu dans ma vie je pense. <br /> <br /> "Non, je ne me tairai pas ! Je veux savoir comment je m'y prendrai, moi aussi, pour être heureuse.Tout de suite puisque c'est tout de suite qu'il faut choisir. Vous dites que c'est si beau la vie. Je veux savoir comment je m'y prendrai pour vivre."
M
Oh oui, l'émotion contenue, racontée, les auteurs qui font sourire (on a des lectures communes, dis)(et des souvenirs similaires) et les derniers mots, envolés, presque soufflés. La déferlante. Quel joli mot ;-)
C
Il est magnifique ce billet, et ces derniers mots...
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